VALUE ALIEN EL
2 \ Ps
T rs
KE
SN Pr.
wt/ =
DNS ANA
S et x
\ > ! 74 s- à 4
L]
& +! ‘
A PP NT
à ‘+
e vo « . … » 7 AT ! SAS ESS
re Ficies 11072 onvubus Lie ;
Nec diwersa ltunen ! qualent decel eSfSe JOTOrUUL
vide meta Lez.
ESSAI
SUR
LA PEINTURE, LA SCULPTURE,
ET L'ARCHITECTURE.
Facies non omnibus una,
Nec diverfa tamen : qualem decet effe fororum.
OviD. Metam, Le 2e
ee es
AVERTISSEMENT.
UAND j'ai commencé ce pétit
Ouvrage , je n’avois que l'in tention de lui donner la forme d’une Lettre. Je voulois fimplement répon- dre aux queftions d’un ami * de diftinétion qui m'en avoit preflé ; mais infenfiblement l'Ouvrage s'étant beaucoup étendu , j'ai cru devoir lui donner une autre forme, fous le titre d'Éffa. Effeétivement on ne peut guères le qualifier autrement , & encore cet Effai eft-il bien fuper- ficiel , puifque je n’ai fait qu’effleurer des matières qui demanderoient bien plus de difcuflion : mais peu de talent,
* M. de Sainte Palaye de l’Académie Royale des Infcriptions & Belles-Lettres.
A
ÿ AVERTISSEMENT.
nulle pratique, beaucoup d’inclina- tion pour cette vie qu Horace carac- térife fi bien dans une de fes Saty-
res *, ne mont pas permis d'aller
plus loin, Un grand loifir, & peut- être quelque goût naturel , aidé par les circonftances, m'ont feulement mis à portée de m'occuper quelque- fois de ce qui concerne les beaux Arts. Je demande donc à ceux qui me lront , fi je puis me flatter d’être Iù , un peu d'indulgence pour cette foible produétion , enfaveur des motifs qui me l'ont fait entreprendre.
J'ai voulu prouver dans cet écrit, qu'avec quelques difpofitions natu- relles , aidées d'une bonne éducation,
* Nunc fomno & inertibus horis
Ducere follicitæ jucunda oblivia vitæ.
Satyr, 6. L, 2.
AVERTISSEMENT. tj on pouvoit acquérir bien des lumiè- res, fur-tout en s'appliquant ; en réfléchiffant , en comparant. Je m’ef: timerois trop heureux ; fi mon eflai pouvoit produire cet effet fur quel- ques-uns de mes Leéteurs, & les en: courager à fuivre les routes que jé n'ai fait qu'indiquer. Ce feroit leur procurer de nouveaux plaifirs, plus honnêtes fans doute que beaucoup d’autres , & peut-être aufli amufants: C’eft dans cette vûe, que j'aifeintdans mon Ouvrage des promenades, & des converfations avec un ami fenfible &
homme d’efprit : c’eft un éxemple que je donne ; on peut le fuivre, il ne peut qu'intéreffer, flatter l'ämout pto+ pre , & être de quelque utilité.
Je n’en dirai pas d'avantage à ce
fujet. Quelques amis m'ont fouvent À ij
iy AVERTISSEMENT. répété,que quelquefois je parlois trop peu, & d'autrefois trop longuement fur ces matières. A l'égard du premier reproche , je crois ne devoir pas m'en juftifier : mais ne pourrois-je pas ré- pondre au fecond , que l'on eft aïfé- ment prolixe quand on parle de ce qu'on aime , & qu'il eft bien rare de ne pas ennuier ceux qui n'ont pas les mêmes inclinations que nous.
Si, entre les Artiftes qui verront cette ébauche , quelques-uns d'eux penfent que j'ai eu tort d'écrire fur des Arts que je n’ai point pratiqués ; * (outre qu’heureufement je ne fuis pas le feul) je puis leur répondre, qu’ils feroient fort à plaindre, s’il n’é- toit permis qu’à leurs Confrères de s’y
* Nous avons fur ces matières plufieurs excellens Ouvrages : leurs Auteurs n'étoient point Artites.
ee
AVERTISSEMENT. v
connoiître & d’en parler : fouvent leurs Ouvrages ne feroient peut-être pas aflez loués à leur gré. Ceux qui courent la même carrière font pref- que toujours rivaux , & fouvent ri- vaux jaloux. Je ne fuis pas dans le cas, & j'ai toujours fait un de mes plus chers plaifirs de voir , d'admirer , de louer les Ouvrages & les talens de ceux d’entre nos plus célébres Artiftes
que j'ai eu l'avantage de connoître. On pourra peut-être dire encore ,
après la leéture de cet Eflai, qu'on
n'y trouve rien de neuf, & qui même
n'ait été imprimé plufieurs fois ; j'en conviendrai fans peine : mais, outre que les mêmes matières y paroiflent fous un autre forme , mon Ecrit a du moins le petit mérite de raflembler
bien des chofes éparfes ailleurs. Par-là À ü
,
v) AVERTISSEMENT. j'épargne la peine de les chercher où elles font. Du refte, je n'ai pas pré- tendu écrire pour ceux qui font déja connoiffeurs , mais pour ceux qui veulent le devenir.
Fungar vice cotis, acutum Reddere quæ ferrum valet, exfors ipfa fecandi.
HoRrAT. Art. Porc,
FI : A se SR N RS Pons Poor Doi FPS
MN ee
SUR
LA. PEINTURE, LA SCULPTURE,
ET L'ARCHITECTURE
La Peinture.
REA ENTENS tous les jours dire D à * dans le Monde, même à des
7e gens d'efprit, qu'ils ne fe connolifent point en Peinture : j'avouè que ce difcours fouvent répété m'a four
vent impatienté. Ceux qui tiennent cé À 1v
8 Es S AT
Jangage font de plufeurs efpéces. Les uns l'affeétent par je ne fçais quel orgueil fecret, fort mal-entendu fans doute , & comme pour fe vanter de leur ignorance; & voici ce que cela fignifie (‘ils n’ofent Je dire , mais c’eft comme s’ils le difoient } Je fuis un homme d’efprit, qui ne me [uis Jamais amufé de ces bapatelles , Je me fuis occupé de chofes plus importantes. D'autres , encore plus ridicules , difent à peu près la même chofe, mais voici ce qu’ils veulent faire entendre : Je fuis ur homme de plaïffr , un homme élégant , un vyoluptueux , un homme à bonne for-
gune , trop aimable , trop recherché pour
avoir eu le loifir de penfèr a ce qu’on
appelle Beaux Ârts, Sciences 6: autres
misères ennuieufes &@ périr. pour gens de mon efpéce. D'autres plus eftimables , qui n'ont que du bon Sens, & à qui des circonfltances, ou des occupations forcées ont enlevé la meilleure partie de leur
SUR LA PEINTURE. 9
tems , avouent de bonne foi, que ne s’é- tant jamais appliqués aux chofes de goût, ils n’en ont aucune connoiffance. C’eft à ces gens que je voudrois parler, & je les en crois dignes. Voici à peu près ce que jé pourrois leur dire : Vous êtes hommes de bon Sens & de bon efprit, il ne vous manque qu’un peu de réflexion & d'ap- plication, pour devenir ce qu’on appelle Connoiffeur : & pour gagner du tems, j'i- rois tout d’un coup aux éxemples. Quand vous regardez un Tableau, leur dirois-je, ne faites pas comme ceux qui ont des yeux & qui ne volent rien, qui regar- dent fans rien appercevoir. Si c’eft un Tableau d'Hiftoire , éxaminez fi le Pein- tre a bien rendu l’a&ion qu'il a voulu repréfenter. Ceci demande quelque ex- plication, la voici : Quand le Tableau
repréfente un événement trifte, fi l’at- titude , fi-l’expreflion répandue fur les vifages des Figures qui entrent dans fa
Le) Essart
compofition , annonce de la triftefle ; fi vous en reflentez vous-même en le re- gardant, foiez für que ce Tableau a déja un des principaux mérites que ces fortes d'ouvrages doivent avoir. Si c'eft an fu+ jet gai, & qu'il excite en vous un fenti-
ment de gaieté, portéz-en le tême juge+
ment : il en eft ainfi de tous les autres genres. Si c'éft un Païfage, vous avéz été à la Campagne, ajouterois-je, vous vous ÿ êtes promené ; il n'eft pas qué vous n’aiez rencontré quelquefois dés endroits qui vous aient paru agréables, où vous vous foiez arrèté quelques momeñs avec plaifir , & où même vous aiez defiré d’avoir une habitation que la folitude , l'air champêtre , le coup d'œil de la Na- ture rendroient aimable. Si le Tableau vous rappelle ces idées , prononcez har- diment ; voilà un beau Tableau. Il en eft de même de ceux qui repréfentent les Saïfons , les Marines , les Naufrages , les
sUR LA PEINTURE. 11
Déferts : en un mot, tous ceux qui rendent la Nature comme vous l'avez vüe, & comme elle eft, font de bons Tableaux en ce genre.
Pour les Portraits , tout le monde peut fe connoître à la reflemblance , hors quelques efprits bourrus , qui pour faire les grands connoiffeurs , affeétent de ne pas trouver reflemblans ceux qui le font le plus. A l'égard des accompagnemens d’un Portrait, comme les draperies, les attitudes , la couleur , la touche ; ce font des chofes qui demandent un peu plus de réflexion & de connoiffance , mais qui ne font pas fi difficiles à acquérir que la plupart des gens fe Fimaginent. Reve- nons aux Tableaux d'Hiftoire dont je me fuis trop écarté, & trop tôt.
Quel eft l’homme d'efprit, pour peu qu’il foit fenfible , qui ne fe fente extrè- mement affeté, quand:1l voudra regarder avec attention le beau Tableau où feu
x2 Essai
M. Antoine Coypel* , premier Peintre du Roi, a repréfenté le Sacrifice de lephté ? Qui n’éprouvera les mêmes fentimens à
Ja vûe du Sacrifice d'Iphigénie peint par M. Charles Coypel , digne fils du précé- dent, & qui remplit fi bien aujourd’hui
la même place **? Ce font à peu près les mêmes fujets ; mais quelle variété dans la compofition, dans les attitudes, & dans les exprefions ! Que d’efprit, que de no- bleffe , que de fineffe & d'élégance ! Ceux qui ne feront pas touchés vivement à la vûe de ces chefs-d’œuvre, font des gens qu'il faut laifler [à , fans leur parler de ces fortes de chofes : on ne parviendroit jamais à leur en faire fentir les beautés. Je pourrois citer plufieurs autres ou- * Antoine Coypel , né à Paris en 1666. mort en 1722. fils de Noël Coypel, né en 1628. à Paris , mort en 1707. frere de Noël Nicolas Coypel , né à Paris en 1692. & mort en 1737. & pere de Charles Coypel, aujourd’hui vivant. (1751) ** Le Sacrifice de Jephré, par Antoine Coypel , a été gravé par Duchange , excellent Graveur de l'Académie. Celui d’I-
phigénie, par M. Charles Coypel , n'a pas été gravé & mé xiteroit bien de l'être,
SUR LA PEINTURE. 13
vrages de ces deux habiles Maîtres , fur lefquels il n’y auroit que les mêmes élo- ges à répéter. Le précepte d'Horace,
Si vis me flere , dolendum eft Primüm ipf tibi, rt. Poet.
peut être appliqué aux Peintres , aux Poëtes , aux Auteurs de Piéces de Théà- tre, aux Aéteurs qui les jouent, & aux Orateurs : mais pour le bien fentir, & pour l’obferver dans toute fon étendue , il faut pofléder les qualités réunies dans les deux hommes de mérite dont je viens de parler. Heureufement nous avons au- jourd’hui dans nos différentes Académies, plufeurs hommes de ce genre: profitons- en, emploions-les, & fentons les belles chofes qu’ils font capables de produire. Ce que je vais raconter , prouvera en
partie ce que j'ofe avancer ici, & fervira
à mener au but que je me fuis propofé, & que je propole aux autres,
4 É suSLA i
Yétois un jour dans les grands appartés mens du Château de Verfailles avec un ami, homime de beaucoup d’efprit ; qui devoit tout à la Nature, & à qui différen- tes occupations navoient pas laiflé le tems de s'appliquer à ce qui regarde les Sciences & les beaux Arts. Je lui avois toujours connu affez de fenfibilité & de fineffe dans l’efprit, pour m'être pérfuadé, qu’il eût pénétré plus que perfonne dans ce qu’on appelle les myftères de l'Art , f fon genre de vie lui avoit permis de s’y appliquer. Je voulus me procurer le plai- fix d’effaier , fi je ne pourrois pas parvenir à lui en donner quelques idées: Nous avions du loifir , labfence de la Cour nous laïfloit prefque en folitude ; il faifoit le plus beau tems du monde, le jour étoit clair & ferein. Je m'arrêtai à deflein de- vant le magnifique Tableau de la famille de Darius par M. Le Brun *, & voici à
® Charles Le Brun ; né à Paris en 1619, mort en 16904
SUR LA PEINTURE. 1$ peu près ce que je dis à cet ami que je voulois mettre en voie de s’inftruire,
Regardez , je vous prie, avec atten- tion ce Tableau : il y a long-tems que vous le connoiffez, mais obligé de pañler ici rapidement pour aller vacquer à vos affaires, peut-être ne vous y êtes-vous jamais arrêté aflés long-tems pour le bien éxaminer , & pour en fentir toutes les beautés. Arrêtons-nous-y , puifque nous en avons le tems, & je fuis perfuadé que vous n’y aurez pas regret. [l repré- fente, comme vous voiez, le moment où Alexandre , après avoir mis en fuite Darius & fon armée , entre dans la tente où la famille de ce malheureux Prince s'étoit retirée.
Remarquez, que la premiere Figure qui attire les regards, eft celle d'Alexandre. Cela devoit être ainfi , puifque ce Prince eft le principal perfonnage de cette Scène
intéreffante : 1l fe diftingue encore par la
+6 Essaix beatité de fon vifage ; & par la magnifi- cence de fon armure ; on voit tout d’un coup qu'il eft le Héros de la piéce : l'air de fon vifage n’eft point celui d’un Héros fanguinaire ; échauffé par l’ardeur du combat ; c’eft celui d’un Prince débon- naire ; & rempli d'humanité. IL ne vient point , en vainqueur impitoiable , triom- pher de fes ennemis & de fes captifs ; 1l vient raflurer des Princeffes affligées que le fort des armes a fait tomber entre fes mains , 1l vient les confoler.
IL s'appuie légérement fur le bras d'E= pheftion fon favori , & un de fes princi- paux Capitaines. Quoi qu'Epheftion foit jeune & noblement armé, {a Phifionomie eft moins diftinguée que celle d’Alexan= dre; on fent tout d’un coup, que le favori n'eft là qu’en fecond. Voiez cette Femme âgée , profternée aux pieds d'Alexandre, & qui les lui embraffe ; c’eft Sizygambis ; mere de Darius : remarquez la Femme à genoux
SUR LA PEINTURE. ft genoux qui eft derrière cette mere infor- tunée : la nobleffe de fon vifage , fon diadème, & un jeune Enfant qu’elle pré- fente à fon vainqueur , font connoître que c’eft la Femme du malheureux Roi de Perfe. Cet Enfant , d’un âge trop peu avancé pour fentir fon malheur, regarde Alexandre avec la furprife que lui caufe la vûe de ce Héros qu'il ne connoît point. Deux des Filles de Darius font auf à genoux, comme vous voiez, derrière leur mere : l’aînée, en âge de fentir fon infortune , a les yeux baïffés , elle pleure, elle effuie fes larmes. La plus jeune, der- rière fon aînée , joint les mains comme pour demander grace, & regarde Ale- xandre avec un air de furprife & d’émo- tion ; on croit même y démêler une ef- péce d’admiration dont elle ne fent pas les conféquences. On croiroit volontiers, qu'elle eft plus occupée de la belle Fi- gure du Héros qu'elle regarde, que de B
18 Exbus 'a 1
Févénement préfent. Une Femme âgée qui eft derrière elle, femble vouloir la détourner de cette application, en lui montrant Sizygambis profternée, & dans Vétat de la fplus profonde humiliation. On voit fur le vifage de cette Princefle an air de nobleffe qui y conferve encore quelques reftes de beauté , malgré la dé- crépitude de l’âge. Enfin tous les vifages, toutes les attitudes des Perfonnes repré- fentées dans ce magnifique Tableau , ont les expreflions convenables à leur âge, à leur fituation, & à leurs conditions. On y remarque de la furprife, de la cu- riofité, de l’étonnement, de la douleur, du refpett, de lPadmiration. Les uns prient, les autres implorent ; leurs ha- billemens mème, indiquent la différence de leur état. Voiez dans ce coin, der- rière ces Princefles, un Efclave profterné la face contre terre : accoutumé à l’hu- miliation de l’efclavage, il fe cache le
SUR LA PEINTURE 19 vifage, il a les mains jointes par-deflus fa tête , il n’ofe lever les yeux fur fes Mat- tres. Cette héroïque Scène fe pañle fous une Tente magnifique, dont le fond tient prefque celui du Tableau: elle eft fuf- pendue à des arbres de la nature de ceux du Païs où elle eft (attention que tous les Peintres n’ont pas toujours eue ). On y voit des Armes à l’ufage des Perles, différentes de celles des Grecs.En un mot tout, dans ce Tableau, décéle lefprit du grand Peintre qui l'a compolé : il a ob= fervé les coutumes des lieux dans les ha billemens , & dans tout ce que les Ita- liens appellent z/ coflume , mot auquel nous n'avons point encore trouvé d’é- quivalent. *
Après cet éxamen que j'abrégéai le plus qu’il me fut poflible , car j'aurois eu encore bien des chofes à dire en faveur
* Ce Tableau 2 été parfaitement gravé , 1°. par Ed:lincr ; 2°. dans une forme plus petite par Benoit Audran ; 3°,en très-petit par Sébafhen Leclere , tous excellens Graveurs,
B 1j
20 Fes a sr
de ce beau morceau, j'eus le plaifir de voir mon ami fentir & goûter tout le mérite de cet ouvrage. Si vous voulez, lui dis-je , nous irons éxaminer de même le Tableau de Paul Véronèfe , qui eft vis- a-vis celui que vous venez de voir avec tant de plaifir. Jefpère que vous ne trou- verez pas notre tems mal emploïé. Très-
volontiers, me répondit-il, les momens que nous venons de pañfler avec M. Le
Brun, m'ont paru courts, & agréable- ment remplis. Je crois, lui répliquai-je , que fon voifin ne vous amufera pas inoins. Le terme de voiffn me rappella le mot d’un Prélat Italien, Nonce en Fran- ce , homme d’efprit & de goût, mais peut- être un peu trop prévenu pour les ouvra- ges de fon Païis, & peut-être auffi rendant trop peu de juftice à ceux du nôtre : ce Nonce étoit M. Deffini. Louis XIV. voulant lui donner une idée avantageufe
%
de l'Ecole Françoife, le conduifit à
SUR LA PEINTURE, 4 l’Appartement où font les Tableaux de la Famille de Darius, & des Pélerins d'Emmaus. Interrogé par ce Monarque, auquel des deux il donnoit la préférence, par ménagement pour M. Le Brun qui étoit préfent , & que tous les Courtifans combloient d'éloges , 1l répondit ; bella pittura , ma ha cattivo vicino ; » Voilà un » beau Tableau , mais il a un méchant >» voifin, « montrant le Tableau des Pé« lerins d'Emmaus. On fent que le Prélat
vouloit donner, par ce mot, la préférence
au Peintre Italien fur le François : mais, en retournant les objets, n’auroit - on pas pû dire, avec autant de vérité, que le Tableau de la Famille de Darius étoit un dangereux voifin pour celui des Pélerins d’Emmaus ? Voions, fans partialité, ce qu’on en doit penfer.
Ce Tableau de Paul Véronèfe * , Pein-
# Son nom éroit Paul Caliari , on l’appella' Wéronefe , à caufe de Vérone fa patrie. 11 mourut en 1588. âgé de 58. ans, Son Tableau des Pélerins d’'Emmaüs , a été bien gravé
par Thomaffin, | B iij
22 M'é Eu tre Vénitien, repréfente, comme vous voiez , Jefus-Chrift à table avec les Pé- lerins d'Emmaus. Le Sauveur eft au mi- lieu d'eux, & au milieu du Tableau ; les deux Pélerins font aflis, un à chaque bout de la table : tous les autres Perfonnages font debout, & en grand nombre. Selon toutes les apparences , celui qui a fait faire ce Tableau, s’y eft fait repréfenter avec toute fa Famille, & une partie de fes domeftiques. On croit que la plupart des têtes font des Portraits , ce qui eft peut- être caufe qu'on y trouve peu d'expref- fion. Vous voiez dans un des coins de ce Tableau, un Homme debout, & auprès de lui une Femme qui porte dans fes bras un Enfant nud ; quelques perfonnes croient que c'elt Paul Véronèfe lui-mé- me, avec fa Femme. Peut-être que le Per- fonnage qui eft debout, derrière un des Pélerins, eft le Noble Vénitien pour le- quel Paul Véronèfe a peint ce Tableau.
SUR LA PEINTURE. 23 Tous les habillemens font comme on les portoit à Venife dans ce tems-là , à l’ex- ception de ceux du Chrift, & des deux Pélerins , qui font drapés de fantailie & de grande manière, pour parler les ter- mes de l’art,
Remarquez ces deux Enfans que voilà fur le devant, & dans le milieu du Ta- bleau au bas de la Table : ils badinent avec un grand Chien, qui tranquillement les laiffe faire : en cela le Peintre a imité la Nature. Ce petit Groupe eft d’une grande beauté ; les deux Enfans ont, comme vous voiez, de beaux vifages qui repréfentent à merveille la douceur & la candeur de ce premier âge ; leurs habits font magnifiques & d'étoffes fort riches. Près de ceux-ci, eft un autre En- fant ; vous le voiez un genou en terre, il tient entre {es bras un petit Chien , il paroit fe jouer avec lui ; mais paffons à des chofes plus intéreflantes.
B iv
24 ESsaï
Vous ferez fans doute fenfible à l'air de tête du Chrift : il regarde le Ciel, & a la bouche entrouverte , fans doute pour prier. Vous trouverez dans cette tête de la majefté, de la douceur , de la bonté, de la noblefle, &, pour ainfidire, de la Divinité. Vous fentirez tout d’un coup,que ce vifage eft celui d’un homme d'un ordre bien fupérieur à tous ceux qui font repréfentés dans ce Tableau. Le Chrift éléve fa main droite, les doits étendus, & paroît bénir le Pain qu’il tient dans fa main gauche, laquelle eft appuiée {ur la Table. Le Peintre a voulu repré- fenter le moment de la Confécration du Pain, & il s’en eft bien tiré. Générale- ment parlant, toutes les têtes de ce Ta- bleau font belles, bien peintes, & de bonne couleur : quelques-unes ont de l'exprefion , le plus grand nombre n’en
a point : une des plus caratérifées , eft celle d’un des deux Pélerins , il regarde
SUR LA PEINTURE 2$ le Chrift avec refpe& & vénération : il marque par la pofition de fes bras & de fes mains, qu’il eft fenfiblement affeté de ce qu'il voit : il paroît pénétrer une partie du Miftère qui s'opere à fes veux. Tout le fond du Tableau , comme vous voiez, repréfente une magnifique Architeure, peut-être peu convenable au lieu où fe pañle la Scène. Paul Véro- nèfe excelloit à ces fortes de fonds, il a eu de la complaifance pour lui-même, & n’a pas eu le courage de fe reftraindre à une décoration plus fimple, qui par-là eût mieux convenu à l'endroit qu'il de- voit repréfenter. Mais peut-être aurions- nous tort de nous en prendre au Peintre de tous ces petits défauts de convenance : fans doute nous lui rendrions plus de juftice,en penfant que le Noble Vénitien qui lui a demandé ce Tableau, ignorant apparemment les convenances , a voulu obftinément qu'il repréfentât une partie
26 .EssaA1: de fon Palais , de fa Salle à manger, de fon beau Buffet. Il l’a obligé de mettre dans ce Tableau, fa Femme, fes Enfans, fes Chiens, fes Domeftiques, & même juiqu'a fes Négres & fon Cuifinier. Plai- gnons les Peintres, quand ils font forcés de prêter leur main & leur pinceau à de pareils caprices. Si Paul Véronèfe n’étoit tombé que cette fois dans le défaut que nous relevons ici, nous aurions tort de nous en prendre à lui : mais cela lui eft
arrivé très-fouvent, peut-être aufli par
les mêmes raifons. Ainfi excufons-le dans
RS D ee © ARTE se » fin ”, ies écarts, & admirons-le dans ce qu'il a
fait de beau. D’autres Peintres anciens ,
fort habiles , ont pris quelquefois de plus
grandes licences. En repréfentant , par
éxemple , une Sainte Famille, ils y ont introduit des Saints qui n’y furent jamais, des Portraits d'Hommes & de Femmes en fraife & en colerette, des Moines mé- me. Ceux qui ont fait faire ces Tableaux,
SUR LA PEINTURE. 27 l’ont voulu ainfi : ils étoient charmés d’y retrouver leur Famille , leurs Patrons, leurs Confeffeurs.
Après ce que nous venons de dire, vous pouvez, en quelque forte, faire la comparaïfon de ces deux Tableaux, & fentir lequel l'emporte fur fon Rival; mais un détail éxaét nous meneroit trop loin. Contentons-nous de dire, qu’on voit dans celui de M. Le Brun la compofi- tion , l'ordonnance , le deflein., l’expref- fion, le coffume , & les bienféances ; le tout porté à la plus grande perfection. Dans celui de Paul Véronèfe ,; la plus belle couleur, la plus belle pâte , la tou- che la plus large, la plus ferme, & le pinceau le plus moëlleux & le plus léger. Je ne prétends pas dire par-là, que M. Le Brun manque de ces parties ; car outre que fon Tableau de la Famille de Darius eft très-bien peint, d’une manière facile & légère , quel Peintre a mieux réufli,
28 ES AT
que ce grand Maître, dans la partie du coloris, quand il a voulu, ou pû y appor- ter tous fes foins? J'en pourrois citer bien des éxemples capables de ramener ceux qui ne lui rendent pas affez de juftice en ce point. Je nommerois entr'autres fon Tableau du Maffacre des Innocens , qui eft au Palais Royal : il fe foutient , pour le coloris , auprès des Tableaux d'Italie qui paflent pour des modéles en ce genre de perfection ; & 1l leur eft fupérieur à bien d’autres égards. Je n’oublierois pas certains morceaux de la Gallerie de Ver- failles qu'il a peints Iui-mème, fon Ta- bleau de la Vierge au filence , & tant d’autres excellentes Pièces.
f Mais quand on fera réflexion, que M. £e Brun étoit premier Peintre du Roi, & chargé feul de tous les ouvrages que Louis XIV. jeune & magnifique, & qui vouloit jouir , lui ordonnoit d’éxécuter ; qu’il donnoit les defleins de tout ce qui
SUR LA PEINTURE. 29 {e faifoit dans les Maifons Royales, com- me Plafonds , Tableaux, Statues, Vafes, Tapifferies , enfin jufqu’aux ouvrages de Serrurerie, On ne fera pas étonné, que tout ce qui fortoit de fa main ne fût pas également foigné; on le fera plutôt,qu’un feul homme ait pû fuffire à tant d’entre- prifes d’une nature fi différente.
IL avoit de bons Eléves , formés fur fes leçons & fes éxemples ; éducation qui lui avoit pris beaucoup de tems : il faifoit tous les defleins lui-même , ils éxécu- toient enfuite; & quand il en avoit le loifir, 1l retouchoit de fa main les en- droits qui lui paroifloient mériter plus d'attention; ce que des yeux connoiffeurs diftinguent aifément, & que de moins éclairés confondent. Ainfi pour terminer l’efpéce de comparaïfon que nous venons de faire de M. Le Brun & de Paul Véro- nèfe , du Tableau de Ia Famille de Da- rius, & de celui des Pélerins d'Emmaüs,
30 É sas AM
convenons , fi vous voulez; que l’un à
des parties que l’autre n'a pas, & que l’autre en pofféde quelques-unes dont fon voifin manque ; ou, pour mieux dire, affirmons que ce font deux des plus beaux Tableaux qu’on puilfe voir, & que leurs Auteurs furent deux des plus grands Pein- tres qui aient jamais exiflé.
Au refle (& cette obfervation eft tout à fait néceffaire ici) quand on regarde un ancien Tableau, il faut faire attention au tems qu'il y a qu'il eft peint, & aux accidens qui peuvent lui être arrivés. Il peut avoir fouffert de l'humidité , de la fécherefle , de la fumée. On a voulu le nettoier, on s’y eft mal pris, on l’a écuré: on a peut-être emporté de la couleur, on a repeint par deflus ; ces nouvelles teintes ont noirci & fait des taches : on a peut-être verni ce Tableau plufieurs fois , & avec de mauvais vernis qui ont jauni, & altéré la couleur originale, Que de
SUR LA PEINTURE. 31 raifons pour que ce Tableau foit fort dif- férent de ce qu'il étoit au fortir de la main du Peintre ! Il faut fe tranfporter, pour ainfi dire , au tems où il a été peint, & le juger en conféquence.
On doit penfer que les Tableaux 4x Corrège, du Titien, de Paul Véronèfe, du Tintoret, de Rubens, & de Vandyck étoient de la plus belle couleur en fortant de Jeurs mains. Les Tableaux de Paul Ve ronèfe font même dans un cas particulier, Ce grand Peintre faifoit la faute de ne point emploier d’outremer dans fes Ciels : 1l fe fervoit de cendre bleue, cette couleur a noirci, ce que n'auroit pas fait l'outremer, & fes Ciels font devenus tout noirs ; 1l n'eft prefque pas poflible de les raccommoder, du moins cela eft très-difhcile.
À l'égard des Tableaux modernes, le tems à part, ils ont pû être expolés aux mêmes inçonvéniens que les anciens ,
#2 ES À fur-tout ceux qui ont été copiés en Ta- pifleries, comme la Famille de Darius, les Batailles d'Alexandre du même M. Le Brun, & bien d’autres. Pour les tranfpor- ter & les copier, on les roule & les dé- roule fans cefle. Quand la copie eft achevée, on les roule encore tout à fait, & on les laifle quelquefois longtems dans les Atteliers fouvent humides ; tout cela les altère beaucoup : c’eft ce qui eft ar- sivé fur-tout aux Batailles d’Alexandre.* Vous voiez, ajoutai-je en continuant d’adreffer la parole à mon ami, vous voiez que jufqu’ici je ne fuis point entré dans les détails , ils font immenfes. Je
* Quelles obligations n’aurons-nous pas à M. de Tourne- hem & à M. Coypel ! C'eft par leurs {oins , & fous leurs yeux ;, qu'on a commencé à netroier & reftaurer les Tableaux du Roi. Cette opération fe continue avec conftance , & dans quelque tems on pourra avoir la fatisfaétion de voir toutes ces richeffes ineftimables dans le meilleur état. On devra à ces excellens Citoiens la confervation de tant de précieux monuinens , qui fans cela étoient prêts à périr. On en voit déja d'heureux effets à Paris , au Palais du Luxembourg , & à Verfailles à l’Hôtekde la Surintendance des Bâtimens du Roi. Les Tableaux de Paris {ont confiés à la garde de M. Builly, ceux de Verfailles à celle de M, Portail ; rous deux très-dignes de cer honorable emploi,
L
n'ai
sUR LA PEINTURE. 33 n'ai point traité, par exemple, la façon de diftinguer un bon Original d'avec une bonne Copie. Les plus habiles connoif- feurs s'y trompent fouvent ; 11 eft même arrivé à des Peintres de s’y méprendre fur leurs propres ouvrages. En effet, quand ils ont répété le même Tableau, ne font- ce pas deux Originaux ? il n’eft éependant pas impoflble d'y trouver quelque diffé- rence. Le premier fait a prefqué toujours un certain feu que le fecond peut ne pas avoir.
Quand un bon Peintre a fait copier fon Tableau par fon meilleur Eléve, & qu'il l'a retouché partout , c'eft fon propre ouvrage ; comment le diftinguer ? à moins qu'il n'ait eu l'attention d'y met- tre des différences : ce qui eft arrivé quel- quefois. On doit donc être très-réfervé à prononcer fur cela : pour le fairé avec sûreté , 1l faut bien examiner , bien com. parer, & avoir une grande expérience.
Qu
.34 Éssart Quelques Eléves ont fi bien imité leurs Maitres, qu'il eft mal-aifé de ne s’y pas tromper. Il y a eu d’habiles Peintres qui fe font fi fort appliqués à prendre la ma- niére de quelques autres, qu’ils ont fou- vent fait illufion. Cela eft arrivé à Luc Jordan Napolitain, Eléve de l'Efpagnolet ; à David Téniers Flamand ; & parmi les plus modernes , MM. de Boulogne ont été d'excellens imitateurs : ces fortes de Ta- bleaux s'appellent des Paffiches.
À l'égard de la facilité à connoître de- quel Peintre eft un Tableau, on ne peut fe la procurer qu’à force de voir des ou- vrages du même Maître. C’eft la pius pe- tite partie de ce qu’on appelle cornoiffance en Peinture, & la plus aifée à acquérir.
Mon ami parut content de toutes ces ob- fervations, &nousnous féparâämes.Lelen- demain nous nous rejoignimes l'après-mi- di, & nous eûmes une converfation qui roula fur une autre matière. Je vais en ren- dre compte, elle fait partie de mon objet.
SUR LA SCULPTURE.
35 GOOCVOSESOSHEGEE La Sculpture.
Ous énträmes , mon ami & moi, dans le Jardin de Verfailles : nous en admirâmes l'étendue , l’arrangément, là diftribution ; la magnificence. Noë yeux étoient fur-tout frappés de la pro digieufe quantité de Statues qui décôrent ces lieux énchantés : mais à la fin, nous fentimes une efpècé de fatiété, caufée pa la multitude de ces fortes d'ouvrages ; & peut-être fûmes-nous tentés de fouhaiter qu’il y en eût moins. Effe@ivement, dis-je à mon ami, off a prodigué ici les Statues, & il eft ima poffible qu'elles foient toutes également belles. Cependant il s’y trouve des Chef: d'œuvres, & nous en remarquerons qtel- ques-uns ; ff vous voulez que nous par+ lions de Sculpture , à peu près comme Cij
36 Essai: nous nous occupions hier de Tableaux. Très-volontiers , me répondit-il, d’un ton qui marquoit fon defir & fon em- preffement. |
Jétois parvenu la veille à lui faire fen- tir une partie des beautés qu’un Tableau doit avoir pour plaire ; j'efpérai le même fuccès par rapportaux ouvrages de Sculp- ture, & je ne fus pas trompé dans mon attente : javois affaire à un homme fen- fible & fans prévention. Pour aller à mon but, je Le conduifis au bas du grand Fer- à-Cheval à main droite, & je l’arrêtai vis- a-vis le Ganyméde debout, qui s’appuie fur l’Aigle de Jupiter, ou fur Jupiter lui- même métamorphofé en Aigle. Mon ami a beaucoup Iû & avec goût ; ainfi je n’eus befoin de lui parler que de ce qui concouroit à mon objet.
Regardez, lui dis-je, cette Statue: c’eft une Copie faite d’après une Antique, par un Sculpteur moderne , nommé Laviron.
SUR LA SCULPTURE 37 Dites-moi, je vous prie, comment la trouvez-vous ? comment en êtes-vous affecté ? Je la trouve belle , me répondit- il , elle repréfente bien un jeune Homme qui a beaucoup de fraîcheur & d'embon- point; il a un beau vifage , & l’Aigle me paroît bien placé. Bon, dis-je en moi- même , mon ami commence à démèêler
ce qu'il y a de remarquable dans cette Figure. Avançons , j'efpere étendre fes connoiffances par la comparaifon. Ve-
nez ; lui ajoutai-je , avec moi dans ce Bofquet affez détourné, & peut-être trop peu connu.
Nous y trouvaämes une autre Statue du même Ganyméde *, mais d’une éxé- cution bien différente. Laquelle de ces deux Figures, lui dis-je , prendriez-vous, fi on vous en laifloit le choix ? Il la regarda avec beaucoup d'attention , ï l'éxamina de tous les côtés, & 1l demeura
# Copiéé par Joly.
C ii
33 Escs it: quelque tems {ans parler. Je voiois avec plaifir qu'il eomparoit en lui-même ces deux différens morceaux , & j'efpérois beaueoup du fuccès de ma conduite avec lui, Enfin, après quelques momens de téfléxion , il n’y a pas à balancer, me dit: il, je choifirois celle-ci : elle eft tout autrement élégante que la première qui gous a pcoupés, [ci, je crois voir un jeune Prince, un jeune Héros ; & l’autre ne me donne l'idée que d’un beau Païfan à la fleur de:fon âge. Eh bien ! lui répli- quai-je, vous vous connoiffez en Sculp- ture fans le fçavoir. Je répétai avec luf la même comparaifon, à l'égard des deux Statues de la Venus , qu’on appelle de Médicis ; & il ne s'y trompa pas.: Vous êtes , repris-je aufh-tôt, déja en état de fentir les beautés des ouvrages de Seulp+ ture que je vais vous montrer,
Je le conduifis devant l’Androméde du Puger, Ce beau Groupe, lui dis-je,
SUR LA SCUPLTURE. 39 ( on entend par ce mot un affemblage de plufieurs Figures ) eft une Pièce origina le : vous connoîtrez bien-tôt la fupério sité de ce qui eft Original fur ce qui n’eft que Copie. Puget étoit un Sculpteur mo- derne né à Marfeille *. Il n’a pas fait un très-grand nombre d'ouvrages , mais ce qu'il en a fait, le difputeroit peut-être à tout ce que nous avons de la meilleure Antiquité. Remarquez comment ce mor- ceau eft élégamment compofé & éxécu- té; c’eft un Rocher qui paroît vrai comme le naturel. Avec quelle grace Andromés« de y eft attachée ! Son corps eft bien ce lui d’une jeune perfonne , délicate, dans la fleur de la première jeuneffe. Quel air de douceur , de modeftie, & de triftefle cft répandu fur fon vifage ! Quelle mol- leffe & quelle fouplefle dans toutes les parties de fon beau corps ! Elle paroît n'avoir pas encore toute la grandeur
* En 1623. & mort dans la même Ville en 1695.
C 1v
40 Ess AT qu'elle pourra avoir dans un âge plus
avancé, ce qui eft peut-être caufe que quelques perfonnes ont trouvé que fa Figure étoit trop petite ; fans doute pat comparaifon avec celle de Perfée, quila détache du Rocher où elle eft enchaînée. Mais ne pourroit-on pas dire que Perfée eft dans la force de fon âge, & qu'il a acquis toute {a grandeur ?
D'ailleurs, qu’on fafle réfléxion que c’eft un Héros, le Fils d’un Dieu puif- fant ; qu’il fait effort pour atteindre d’une main à la cime de la Roche au bas de laquelle il eft pofé ; & je crois qu'on ne
trouvera plus trop grand: peut-êtré même penfera-t'on que c’eft un trait d’ef- prit de la part du Sculpteur. I a voulu, pourra-t-on dire , faire fentir la différence qu'il peut y avoir entre la taille d’un demi-Dieu, & celle d’une jeune Mortelle qui n'a pas encore toute fa crorffance. Interprétons ainfi les idées des grands
SUR LA SCULPTURE. 41 Hommes , & croions qu'ils ont voulu meurtre dans leurs ouvrages ce qu'ils nous infpirent, quand nous les regardons avec attention : nous ferons par-là honneur à leur efprit, au nôtre même , & « nos ju- gemens. | Obfervons encore , que quoique le Sculpteur ait repréfenté une Femme nue, il a prudemment difpofé fa Figure de la façon la plus modefte qu'il lui a été poffi- ble : elle fe cache autant qu’elle peut: clle rafflemble fon corps autant que fes chaînes le lui permettent : elle ne regarde point fon libérateur. On croit voir {ur fon vifage la honte qu’elle éprouve en paroiffant ainfi aux yeux d’un homme qu'elle ne connoiît point. Perfée de fon côté ne la regarde pas, fes yeux font fixés vers la pointe du Rocher ; il n’eft occupé qu'à décracher le bout de la chaîne qui eff attachée au fommet : il eût caufé trop de confufion à Androméde , fi fes regards fe
42 Essarï fuffent arrêtés fur elle. Quelle décence ; & que d’efprit le Sculpteur habile n’a-il pas répandu dans toute cette grande com- pofition ?
Nous pouvons faire la mème remarqué à l'égard de la Venus de Médicis, c’eft la Figure d’une Femme nue: cependant d’u- ne main elle couvre ce que la pudeur ne doit jamais permettre de montrer, & de l’autre elle cache une partie de fon fein ; elle a la tête panchée fur le côté ; elle fe courbe tant foit peu ; enfin elle a un air de modeftie fi marqué dans toute fa Figure & dans fon attitude, qu'on Fa appellée la Fenus pudique. Cette Statue eft Grecque, & c’eft un des plus beaux morceaux qui nous reftent de la fçavante Antiquité. Qu'elle nous ferve d'objet de comparaifon pour juger les autres : on croit remarquer que le Pages a donné à
fon Androméde les mêmes proportions
qu’on admire dans la Venus. Revenons à l'Androméde.
SUR LA SCULPTURE. 43 Regardez l’Erfant qui eft au bas du Rocher, & qui tire à lui, avec effort, un des bouts de la chaîne dont eft liée An- droméde. Vous pouvez remarquer la vi- vacité de fon aétion , commeil eft potelé, & fa belle chair. C'eft un Génie bienfai- fant , ou c’eft l'Amour ; enfin c’eft la Na- ture dans tout fon plus beau. Rien n’eft négligé dans ce Groupe : tous les Accef- foires y font traités fupérieurement ; Ar- mes, Draperies , enfin tout. Le Sculpteur y a mis fon nom , & l’année où il l’a fini. J1 l'a dédié à Louis XIV. pour lequel il Va fait, ainfi que la Figure de Milon le Crotoniate que vous voiez ici près.
Ce fameux Athléte Grec fut dévoré par un Lion, tandis qu’une de fes mains reftoit engagée dans un tronc d’Arbre qu'il avoit voulu féparer, & dont les deux parties s'étoient rapprochées , avant que Milon pût retirer fa main. Quelle expreflion dans la tête de cet Homme
44 Essat
prodigieux en force ! Voiez fur fon vifa- ge la douleur extrême que lui caufe la morfure du Lion; on s’imagine l'entendre crier d’une voix effraïante , & plus forte que celle des hommes ordinaires. Tout {on corps qui eft d’une taille gigantefque, ( les Hiftoriens difent qu’il l’avoit ainfi ) exprimé merveilleufementles prodigieux efforts qu’il fait pour fe dégager. Toutes fes parties fon extrêmement tendues, & fe roïdiffent violemment ; tout y exprime fes efforts : on les remarque dans fes muf. cles, dans fes nerfs, jufques dans les doigts de fes pieds ;, fur lefquels il s'ap- puie fortement. Mon ami fut infiniment attentif à ce qu'il voioit, & 1len fentit toute l’expreflon.
Malheureufement , lui dis-je ; nous n'avons ici que ces deux beaux morceaux du même Sculpteur ; en voici la -raifon. M. Le Brun qui, dans ce tems-là , don- noit tous les deffeins des Statues que l’on
SUR LA SCULPTURE. 4$ éxécutoit pour le Roi, voulut affujetur Le Puger à ne travailler que d’après les idées qu’il lui fourniroit. Il avoit trouvé cette foumiffion dans plufieurs autres ha- biles Maîtres : mais Le Puger ne voulut jamais captiver ainfi fes talens , & 1l re- tourna dans fon Païs. Nous le perdimes : tâchons de nous en confoler, en admirant fes ouvrages, & en leur paiant le tribut de louanges qu'ils méritent à tant d’é- gards.
Si je ne craignois de prolonger les idées triftes que peut vous avoir donné la dou- leur du Milon, je vous ferois remarquer la Figure du Gladiateur mourant, que voici tout auprès. C’eft une belle Copie, faite par Michel Monier , d’une très-belle Statue antique qui eft à Rome. Ne croiez- vous pas voir un Homme expirant ? [1
vient de recevoir une bleffure profonde ; il eft à demi couché fur l’Arène où il a combattu ; il fe foutient à peine ; une
46 Essatï
mortelle langueur s'empare de tous fes Sens. Il eft vrai, me dit mon ami, que ce fpetacle eft touchant : éloignons-nous- en, il me fait trop d'impreflion.
Voiez donc, lui repliquai-jé, pour vous en diftraire , cette Figure qui repré- fente Apollon vainqueur du Serpent Python *, C’eft une belle Copie d’un ex- cellent Original du bon tèms de la Grèce. Cette admirable Statue peut nous donner l'idée d’un jeune Dieu vainqueur , qui a pris la Figure humaine : affurément il ne l'a pas choifie commune, Vous avez rai- fon , me dit mon ami , & je pénfe comme vous.
Repofons nos yeux, repris:je alors, promenons-nous un peu ; j'ai encore à vous faire voir quelque chofe qui en vaut la peine, quelque chofe où nous aurons befoin dé regarder attentivement & d'admirer. Nous nous atrétämes er
#* Copiée par Maxdline,
SUR LA SCULPTURE. 47 chemin auprès de la belle Statue de la Vénus, qu’on appelle 4 Za Coquille *, parce qu’elle en tient une dans une de fes mains. Mon ami m'en parut fort con- tent ; il fut fur-tout très-fenfible à la belle draperie de linge qui couvre une partie de cette Figure; elle paroït mouil- lée, & comme collée à la peau de la Vénus. Cette Déeffe paroît fortir du bain , elle eft à demi-couchée , & un peu panchée en avant fur le bord d’une fontaine.
Nous revimes en pañant le premier Ganyméde que nous avions regardé en entrant. Mon ami fe confirma dans le jugement qu'il en avoit porté, après avoir vû le fecond. Par-là je m’apper- çûs que fes connoiffances commençoient à s'étendre & à fe perfectionner.
Infenfiblement , & en réfléchiffant fur ce que nous avions vû, nous ap-
* Cette belle copie de lP’Antique eft d'Antoine Coyzevexe
438 Essai prochämes du Bofquet qu'on appelle Les Bains d’Apollon * ; nous nous ar- rètâmes peu au Groupe principal qui repréfente ce Dieu ** chez Thétis, aflis & environné de Nimphes , qui le fervent. Je ne voulois pas fatiguer mon compagnon de voiage : d’ailleurs comme je le connoiffois excellent Hom- me de Cheval , j'avois de l’empreffe- ment pour lui faire remarquer les deux Groupes des Chevaux d’Apollon , qui font aux deux côtés du grand Groupe dont je viens de parler : je me dou- tôis bien qu'ils l’'amuferoient davanta- ge ; étant très - fin connoifleur en ce genre. Je le conduifis vers celui qui eft à la gauche , quand on regarde le Grou- pe d’Apollon : 1l le trouva beau ***, les
* Toutes les Sculptures de ce Bofquet ont été éxécutées par différens Sculpteurs , { Girardon, Regnaudin ) d’après les deffeins de M. Le Brun. ** La tête de l’Apollon eft celle de Louis XIV. jeune, “** Le plus beau de ces Groupes de Chevaux , a été fait pär Gafpard de Marfj ; l'autre eft de Guérin,
sUR LA SCULÉTURE. 49 deux Tritons qui accompagnent ces Che: vaux, lui parurent vivans & animés con« venablement. Mais quel fut mon étonne ment; quand je le conduifis vers celui qui eft à La droite ! Il le regarda avec la plus grande attention, il fut long-tems fans parler, puis tout à coup 1l me dit, d'un air vif & animé, celui-ci me paroît bien fupérieur à l’autre : Vous avez rai- fon, lui dis-je, il a été exécuté par un Sculpteur beaucoup plus habile que fon Concurrent.
Le jugement de mon ami me confirma dans mon ancienne idée que, pour acqué: rir des connoiffances dans les Beaux Arts, il ne faut prefque que le bien vouloir, s'y appliquer , réfléchir & comparer; Non-feulement mon ami remarqua qué ces deux Chevaux avoient beaucoup plus de fineffe & d'élégance que les deux autres , plus de fouplefle dans leurs mouvemens ; enfin qu'ils étoient plus
D
s° Eisus & 1
femblables à la belle nature ; mais il alla jufqu’à m'en faire une critique de peu de conféquence à la vérité, mais qui mar- quoit que fes connoiffances, en matière de Cavalerie, étoient portées jufqu’aux plus petits détails. Ces Chevaux font parfaits, me dit-il, je trouverois feule- ment qu'ils ont la corne des pieds un peu trop longue. Cette remarque , lui répon- dis-je , eft celle d’un bon Ecuier ; mais permettez-moi d'y répondre en amateur: vous trouverez peut-être ma réponfe trop
poétique, & même telle que pourroit
être celle d’un Poëte qu'un peu d’enthou- fiafme auroit échauffé. Faites réflexion , lui dis-je, que ces Chevaux font des ef- pèces d'Etres immortels & prefque di- vins ; qu'ils n'ont jamais marché que fur des nuages , & qu’ils n’ont point été er- rés. IL fourit de ce trait auquel il ne s’at- tendoit pas, & 1l parut s’en contenter. Mais, continuai-je , voilà aflez parler de
SUR LA SCULPTURE Si Sculpture ; peut-être trop, me direz-vous, je craindrois de vous en lafer. Ne l’ap- préhendez pas , me répondit-il ; cela m'a amufé, & je crois que je vous devrai bien- tôt des remerciemens. Le foin que vous prendrez pour étendre mes conhoiffan- ces, ne pourra qu'augmenter es plai- firs. En prenant votre politefle au pied de la lettre , lui repliquaie, je ne crain- drai donc pas de vous propofer une pro- menade pour dèémain ; nous traiterons , fi cela vous convient, une matière toute différente , mais qui pourra vous occu per agréablement. Ce fera, fi vous le trouvez bon, la dernière de cé genre que
nous difcuterons. Très volontiers, me dit-il : à demain.
Le lendemain notre rendez-vous ne put avoir lieu. Nous ne nous rejoigni- mes , mon ami & moi, que quelques jours après à Paris, & je n'en fus pas fâché. Comme je me propofois de l’entretenig
D ji
s2 Essai d'Architetture, Verfailles ne nous au- roit pas fourni aflez d'objets de com- paraifon en ce genre. Pauis y étoit plus propre.
SUR L'ARCHITECTURE. 9$2 L'Architetlure, E CHATEAU DE VERSAILLES,
"malgré les fommes immenfes qu’on y a dépenfé pendant bien des années, ne pré- fente d'abord aux yeux, fur-tout du côté des Cours, qu’une grande quantité de Bâtimens plus importans par leur éten- due, que frappans par leur décoration extérieure. Ce n'eft pas qu’on y aït épar- gné la dorure ; les Toits en font chargés 3 mais ces ornemens, fort ternis aujour- d’hui, ne charment plus les yeux, & après tout, le refle n’y répond pas. On s’apper- çoit toujours que l'acceffoire Femporte fur ce qui devroit être le principal. Ce Château n'étoit d'abord qu’une petite Maifon de Chaffe, bâtie par Louis XIII.
pour fervir de rendez-vous. Louis XIV. en fit le même ufage pendant quelque D ii
| | (4 |! |
s4 É ss 41 |
tems ; il s’y plut, il voulut y faire quel- que féjour : cela l’obligea d'en augmen- ter lés Bâtimens, & peu à peu il devint tel que nous le voions aujourd’hui.
_ Ce Palais peut loger très-commodé- ment une Cour nombreufe , mais il eft plus recommandable par la grandeur de fes Bâtimens , que par leur beauté. Vû d’une certaine diftance, il furprend , mais plus on en approche, plus l'admiration diminue ; & elle finit tout à fait quand on arrive à ce qu'on appelle /a Cour de Mar- bre. Qu'’eft-ce qu’on y voit ? Les reftes du petit & chetif Château de Verfailles, ainfi que s'expriment les Hifloriens de Louis XIII. qui l’a fait batir. On a eu beau le décorer par les dorures de fon Toit: la médiocrité de fon élévation & fon peu d’étendue fubfiftent toujours. Il eft vrai que le côté du Jardin * eft beaucoup mieux , & d’une meilleure Archite&ure ;
* Cette Façade a 212 toifes de long,
SUR L'ARCHITECTURE. SS mais n'eft-il pas trop uni, trop égal, peut-être d’une ennuieufe uniformité ,
peut-être , fi l’on ofe parler ainfi, un peu trop monotone ? Quelque magnifiques que foient les détails du Jardin , ils n’em- pêchent pas qu'on ne fente le peu d’agré- ment de fa fituation. Quelqu'un a dit de Verfailles , que c’étoit #7 Favori fans mé- rite. La comparaifon eft jufte ; on a té- moigné une grande prédileétion pour cet endroit, & l’on n’en a fait qu’une belle, mais trifte folitude , qui doit tout à l’Art & rien à la Nature.
Il faut convenir que l’'Orangerie de Ve:failles * eft un morceau d'une grande confidération ; mais il eft plus eftimable par fon étendue , fa belle difpofition & la folidité de fa conftruttion, que par fa décoration. Cependant tout y eft grand, noble, male,quoiqu'extrèmement fimple, & c'eft peut-être cette fimplicité qui en
# Elle eft d’Ordre Tofcan , & d’un goût exquis.
D iv
ç6 Essai augmente le mérite. On prétend que ta première idée de ce vafte Bâtiment , fut donnée à Louis XIV. par le fameux Le Nôrre, * ce célébre Créateur des plus beaux Jardins. Son voiage en Italie éten- dit fon heureux génie par la vûe des bel- les chofes que ce Païs charmant préfente aux yeux connoifleurs. Jufqu’à lui nous avions eu des hommes capables de faire de jolis Jardins pour des particuliers , mais très-peu de propres à en faire de magnifiques. Le Jardin de Fontainebleau commencé par Henri IV. & embelli par le feu Roi, étoit prefque le feul qu’on pût juger digne d'une Maïfon Roiale : nous n'avions pas encore celui du Palais des Thuilleries, que nous devons aux grandes vûes du même Monarque , & aux excellens deffeins de Le Nôtre. Quel mé: rite n’y a-t-1l pas eu à faire un Jardin qui, cd André Le Nôtre, né à Paris en 1613. mort en 1700. 1]
étoit Controlleur des Bâtimens du Roi, Deflinateur de fes Jardins , & Chevalier de S, Michel.
SUR L'ARCHITECTURE $7 fans être d’une grande étendue, ne pré+ fente cependant aux yeux rien que de grand ! Quelle nobleffe , quelle magnifi- cence dans le Fer-à-Cheval qui le termi- ne, & qui met à portée de découvrir d’un même coup d'œil, tout ce beau Plant qu'on appelle avec raifon Les Champs Eli-
fées ; la beauté de la Rivière ; celle du Païs qu’elle arrofe , & ces agréables Cô- teaux qui terminent l’horifon à la gauche des Thuilleries !
Le mot que je viens de dire des Champs Elifées,m'autorife, ce mefemble, àinfifter fur les projets de leur Auteur, & à rap- peller ce qu'il avoit imaginé pour la dé- coration de Paris. M. Colbert eft celui qui a fait planter Ls Champs Elifées , l'Etoi- le, & les Allées du Roule en face du Jardin des Thuilleries *. Toute la partie gauche de ce beau Plant du côté de la Rivière , a été achevée de fon tems; elle
* En 1670,
s3 Eiss at fe r’accorde parfaitement à l’ancien Cours qui eft le long de la Rivière , planté par Marie de Médicis * | & replanté pendant la Régence de M. le Duc d'Orléans ** : on l'appelle aujourd’hui le Nouveau ou le Perir Cours. L’intention de M. Colbert étoit de planter la partie droite des Champs Elifées de fymétrie avec la par- tie gauche. Sa mort interrompit ce projet, qui n’a point été fuivi. On a eu la négli- gence de laiffler acheter ces terrains à différens particuliers qui y ont bâti des Hôtels magnifiques, avec de grands Jar- dins qui donnent fur les Champs Elifées : ce qui rend aujourd’hui l’éxécution de ce grand deflein prefque impofñlible. On pourroit cependant y fuppléer , fi on le vouloit bien. Je dirai bientôt comment. De plus , M. Colbert projettoit de pouf- fer la grande Allée du milieu jufqu’à la
* En 1628. ** En 1723.
SUR L'ARCHITECTURE S9 Rivière , elle y va, à fort peu de chofe près ; & de faire un Pont à cet endroit de la Seine , avec un grand chemin planté d’Arbres, qui auroit conduit à S. Ger- main, où la Cour alloit fouvent en ce tems là. Toutes ces Allées auroient don- né dans le Bois de Boulogne, & s’y fe- roient r’accordées. Toute la partie droite en face du Bois de Boulogne , qu'on ap- pelle Za Plaine des Sablons, auroit été plantée , & cette partie avec le Bois de Boulogne auroit formé un magnifique Parc, dont le bout auroit été terminé en Terrafle fur la Rivière, ainfi qu'on l’a
pratiqué, il y a quelques années , au Bois
de Vincennes, avec beaucoup de dépen- fe & peu d'utilité. Encore n’a-t-on pas mis la dernière main à cette entreprife : çar ici, jofe le dire,
à : 2 ] ; avec La liberté D'un François qui fcait mal farder la vérité, Rac. Brit, A, 1, Sc. 2.
on forme de vaftes projets, on commence,
on D ms ©
Essxi on va jufqu'à un certain point, & l’on
60
h’achéve rien ; témoin le Louvre , &c. *
Ce grand Chemin de S. Germain dont je viens de parler, auroit joint une large Chauffée plantée d’Arbres, qui en montant infenfiblement, auroit conduit à un magnifique Pont fur la Rivière, d'une feule Arche, dont la Culée, du côté de la Montagne , auroit été prefque au niveau de la grande Efplanade qui conduit aux deux Châteaux de S. Ger- main : ouvrage qui auroit furpañlé ce que les Romains ont fait de plus grand en ce genre,
À l'égard du proïet formé par M. Col. Bert pour la partie droite des Champs Elifées , on pourroit y fuppléer, en laif- fant même fubfifter les Hôtels. & Jardins qui rempliffent aujourd’hui ce terrain. Il ne feroit queftion que de fermer ces Jar- dins par des Terrafles, des Foffés revêtus,
* Le Louvre, Urbis decus & orbis , s'il éroit achevé.
SUR L'ARCHITECTURE. 61 ou des Grilles de fer peintes en verdz on en a ufé ainfi à Londres dans le Parc de S; James, où cela fait un très-bon effet : par ce moien la vûe ne feroit plus offuf quée, & l’on jouiroit du fpeétacle de ces Jardins , dont la plupart méritent les re- gards & l'admiration du Public.
Qu'il me foit permis d'ajouter encore une obfervation fur le Quartier des Champs Elifées. On projette aujourd’hui de placer la Statue Equeftre du Roi, dans l'Efplanade qui eft entre ce beau Plant d’Arbres & le Pont-Tournant des Thuil- deries : cette opération coûtera peu & fera bientôt confommée. Mais il feroit bien à défirer que ceux qui préfideront à l'Ouvrage, c’eft-à-dire, à la décora- tion de l’Efplanade, vouluffent fe con- former , autant qu’il leur feroit poffible, au premier projet du Grand Colbert ; qu’ils fongeaffent furtout à ne point aflujettir le Pont qu'on doit faire fur Ja Rivière à
62 E;:$ s ANT
la Rue de Bourgogne , ce qui feroit un alignement de biais ; mais plutôt à l’ali- gner fur le milieu de la partie du Rem- part qui aboutit à l’Efplanade , & qui ef plantée d’Arbres. Il eft à remarquer que l'Hôtel de feue Madame la Ducheffe fera peut-être démoli , & qu’ainfi il eft inutile de s’y aflujettir à préfent.
Après cette digreflion , que mon zèle pour l’embelliffement de Paris rendra peut-être excufable , je reviens à FOran gerie de Verfailles.
Le Nôtre en donna au Roï un léger craion ; & ce Prince qu’un heureux na- turel conduifoit toujours à faifir le grand & le beau , en fentit tout d’un coup le mérite ; il l’adopta , il donna à fon pre- mier Architette * le foin d’en tracer les
* Jules Hardouin Manfard , Chevalier de S. Michel , & Surintendant des Bâtimens, Il mourut à Marly en 1708, I] étoit neveu de François Manfard, Archireéte du Roi, né à Paris en 1598. & mort en 1666. Les principaux Ouvrages de celui-ci , font la Chapelle du Château de Frefne ; le Por= &ail des Feuillans à Paris ; le Château de Maifons , qui eft un
SUR L'AÂRCHITECTURE. 63 mefures & le chargea de l'exécution. Je tiens cette Anecdote d’un vieillard refs petable , homme d’efprit & de goût, qui me la conta dans ma première jeuneffe, Il étoit d'autant plus crotable fur ce fait, qu'il avoit vécu long-tems dans la plus grande intimité avec le fameux Le Nôsre,
Il m'en dit encore une qui fait autant d'honneur à ce dernier, qu’au grand Prin- ce qui l'emploioit. Le Roi vouloit que pour étendre le-Jardin de Verfailles, on defféchat une efpéce de Marais qui étoit en face : ce Marais étoit traverfé par un Ruiffeau ; toutes les eaux du canton fe rendoient en ce lieu, y féjournoient, y entretenoient une humidité aufli défa- gréable que mal faine. Deffécher totale-
ment cet endroit, étoit une opération
très-difhcile : on la tenta , on y emploia
Chef-d'œuvre d'élégance ; l'Hôtel de la Vrillière, aujour- d’hui de Touloufe , près la Place des Viétoires ; l'Eglife de ta Vifitation de Sainte Marie, Rue S. Antoine. François Marfzrd éroit fort fupérieur à Jules Hardouin fon neveu.
64 Essar
bien des hommes , bien du tems & beau« coup de dépenfe ; on avançoit peu. Le Nôrre prit tout d'un coup fon parti en ha- bile Homme; 1l dit au Roi: Sire , je croi ce defféchement prefque impoffible. Si votre Ma- jefté me lepermt , je ferai tout Le contraire. Au lieu de m’obfliner a détourner ces eaux , je les raffemblerai, jeles animerai, je Les ferai couler & j'en formerai un beau Canal, Ce projet frappa le Roi; il en vit toute la grandeut & toute la fupériorité ; 1l en ordonnä l'exécution ; & c’eft à ces deux heureux Génies que l'on doit le magnifique Ca: nal * qui termine aujourd’hui fi favora- blement le Jardin de Verfailles.
Je pourrois encore remarquer dans ce Palais, les Ecuries du Roi; je poufrois en admirer la forme, l’étendue , la bonné conftru@ion , mais j'aurois peu de chofes à dire de leur décoration ; elle eft très- fimple.
# Ce Çanal a 800 toifes de long , fur 32 de large.
Les
SUR L'ÂRCHITECTURE. 6$ Les difcuflions où je fuis entré fur Verfailles , fur le Jardin des Thuilleries , fur les Champs Elifées , font des hors: d'œuvre par rapport au deffein de four: nir à mon ami des objets de comparai. {on & d'inftruétion en matière d’Archis teilure. I] eft tems de reprendre mes con: verfations avec lui.
Nous nous rejoignimes à Paris. Je ne me propofois pas de lui faire faire un Cours détaillé d'Architecture ; outre que je n'en {çavois pas aflez pour une fi gran-
de entreprile, je voulois feulement luÿ faire remarquer ce que nous avions de mieux en ce genre, & lui donner envie d'y acquérir par la fuite une connoiffance plus étendue.
Je le menai d’abord à Z4 Fontaine * des
*# La Fontaine des Innocens 4 été bâtie en 1550: L’Ars chiteéture eft de Pierre Leftor, Abbé de Clagny , & la Sculp= sure de Jean Goujon , ous deux François. Elle a été reftau= rée en 1708. On y a placé l’Infcription fuivante, qui eft du fameux Santeuil ,
Quos duro cernis fimulato marmote fluëlus ,
Hujus Nympha loci credidis effe fuos,
66 A
Innocens ; je lui en fis obferver la belle forme , l’élégante fimplicité , la légèreté de fon Architecture, la délicateffe de fes Pilaftres , l'agrément de fes Bas-reliefs , & la fineffe de leur exécution. Je ne m’a- mufai point à lui en faire l’hiftoire , elle fe trouve dans les Defcriptions impri- mées de la Ville de Paris ; ÿ y renvoiai mon ami, & j'en ufai ainfi à l'égard des autres morceaux d'Archite@ture que je lui fis voir. IL étoit queftion de l’intéreffer aux beautés de l’Art, non de lui appren- dre comment , par qui & par quelles voies les monumens de l’Archite&ure moderne fe font multipliés dans Paris.
Je ne ie conduifis point à ja belie Fontai- ne du célébre Bouchardon *, qui eft dans le Fauxbourg S. Germain. Quelques beau- tés que j'euffe pû lui faire remarquer dans cet excellent morceau, comme les Sculp-
* Bâcie en 1739. fur les Defleins & la conduite d'Edme Bouchardon , né à Chaumont en Baffigny.
SUR L'ARCHITÉCTURE. G tures en font le principal mérite ; & qué l'Architeéture n’en eft que l’accefloire , cela n'alloit point affez à mon objet. Il nous feroit arrivé feulement de déplorer le malheur de la fituation de ces deux Fontaines (celle des Znnocens & celle de la Rue de Grenelle). De part & d’au« tre, rien de plus défavantageux.
Je le menai voir le magnifique Portail de l'Eglife de S. Gervais * ; il en admira l'élévation , la folidité , la noble conf truction ; les belleS proportions. Nous regrétämes feulement qu'il n'y eût pas devant ce Portail affez détendue & de reculée, pour que les yeux de ceux qui le regardent puflent en embrafler plus aifément tout l’enfemble: Nous eûmes fouvent occafion de former les mêmeé regrets à l'égard d'autres Bâtimens enco= re plus confidérables.
* Jla été bâti par Jacques de Broflé , Frañçois , en 1616. C'eft le même Architeéte qui a conftruit le Palais du Lus zembourz , l'Acquéduc d’Arcueil , &c,
E j
68 Lsisii
Nous n’allämes point, mon ami & moi, à S. Sulpice , pour y voir le Portail * bâti par le Chevalier Servandoni Florentin , Peintre & Architette. Quelque confidé- rable que foit cet Ouvrage, comme 1l n'eft point achevé, nous n’aurions pû en porter un jugement arrêté. Nous aurions feulement gémi , comme à S. Gervais , du peu d’efpace qu'on a pour voir, comme il faudroit, cette magnifique & immenfe fabrique. Il n'y a pas d'apparence qu’on puifle remédier fitôt à cet inconvénient.
LE PALAIS DU LUXEMBOURG ** ne pouvoit nous échapper. Cette belle Maifon, dis-je à mon ami, eft du célébre Jacques de Broffe, qui a conftruit le Por- tail de S. Gervais. Il a voulu que ce Por- tail annonçât , par fa magnificence , un Temple refpettable & la majefté des objets qui y conduifent. Il a voulu, en
* Ce Portail a été commencé en 1733. pendant que
M. Languet de Gergy étoit Curé de cette Paroifle, #* Commencé en 1615. achevé en 1620
sus L'ARCHITECTURE. 69 conftruifant Ze Luxembourg , que ce füt un
Palais digne d’être habité par une grande Princefle. C'eft pour Marie de Médicis qu'il la bâti. Cette Princefle Italien- ne avoit pù prendre dans fon Païs des idées de la grande Archite&ure qui y régne ; elle étoit magnifique, elle étoit Régente en France; ainfi l’habile Archi- tette n’a rien négligé pour la fatisfaire. On trouve dans ce Palais de l'étendue ; de la folidité & de la nobleffe.
Allons, dis-je à mon ami, voir un au: tre Palais, bâti par un autre Archite&e & pour une autre Princeffe. Je crois que vous ne le trouverez pas inférieur à ce- lui-ci. Je le menai aux Thuilleries. Vous n'avez encore vû, lui difois-je en che- min ; que trois chofes qui puiflent vous fervir d'objets de comparaifon ; favoir une jolie Fontaine , un beau Portail d'Eglife , une magnifique Maifon pro- pre à loger un Prince : nous allons voir
E ii
7Q - Essar préfentement un Palais digne d'un grand Roi.
CATHERINE DE Méprcis, qui pour lors étoit à peu près dans la même fitua- tion où Marie fe trouva depuis, le fit bâtir *, & fe fervit pour cela du célébre Philbert de Lorme**, qui le premier, comme on a dit, dépouilla l’Architeëture de fes habillemens Gothiques , pour la revêtir de ceux de l’ancienne Grèce. Catherine aimoit les Sciences & les Beaux Arts, elle fit un mauvais ufagé des Sciences ,
en donnant dans l4/frologie judiciaire 3 mais elle fit fleurir les Arts en France. Elle laiffa à fes enfans qui, après elle-
même & l'envie de régner, étoient Îes objets les plus chers à fon cœur, Fhabi- tation du Louvre, qui, dans ce tems-là,
# J1 fut commencé en 1564.
**_ Philbert de Lorme, néà Lyon , x vêcu fous les Régnes _dHexri Il. de FraNÇors IL, & de CHanzes IX: 1la beau- coup travaillé au Louvre , au Palais des Thuilleries , au Ché= geau d’Anet , à celui de S, Maur , &ics Li mourut en/1577e
SUR L'ARCHI'MECTURE. n'étoit pas à beaucoup près aufli confi- dérable qu’elle l’eftaujourd’hui. Cacherine imagina de bâtir pour elle un nouveau Palais qu’elle pût habiter avec fa Cour; ce Palais, qui eft celui des Thuilleries , devoit être plus étendu que nous ne le voions aujourd’hui ; j'en ai vû d'anciens Plans gravés ; il devoit être accompagné de Cours latérales , de Bafle-Cours , d'E- curies fort vaftes. La Reine n’acheva point ce qu'elle avoit commencé ; elle fe dégouta des Thuilleries fur une prétendue
prédiétion de fes Aftrologues ; elle aban- donna ce deflein, & fe fit conftruire un autre Palais * près de S. Euflache, Maifon trifte & bien inférieure à celle qu’elle
quittoit. Nous l'avons connue fous le nom d'Hôtel de Soiffons , on vient de la démolir, & il n’en refte que la Colonne érigée aufli par La Reine Catherine , pour y faire des Obfervations Aftronomiquéss
* Par Jean Bullant , en 1572
E iv
72 ESSNI
Cette Colonne appartient aujourd’hui à la Ville *, peut-être la démolira-ton par la fuite , quoiqu’elle méritât d’être con- fervée & reflaurée ; on en pourroit faire une Fontaine publique.
Pour revenir au Palais des Thuilleries ; la Princeffe , dont nous venons de parler, p'acheva que ce qui fe voit préfente- ment, & qui confifte dans le gros Pavil- lon du milieu, les deux corps de Logis contigus, & les deux Pavillons qui les terminent. Tout le refte ne fut point commencé ; encore ce que Catherine de Médicis acheva, n’avoit-il pas toute la magnificence & tout l'exhaufflement qu’il a aujourdhui.
Louis XEV. toujours grand, y fit faire des embelliffemens confidérables ; ** il Jexhauffa de l'Attique qui y régne par-
* En 1750. cette Colonne a été achetée & confervée par les foins de M. de Bernage , Prevôt des Marchands.
** En 1664. fous le Miniftère de M, Colbert , & fous la di- geétion de Louis Le Pau , & de François d'Orbay fon Elève.
SUR L'ARCHITECTURE. 73 tout , & fit ajouter un troifième Ordre au Pavillon du milieu & aux deux latéraux, ce qui y donne un grand air de noblefle. On y admiroit autrefois un fuperbe Efca- lier à deux rampes, qui occupoit le milieu du Bâtiment. C’étoitun Chef d’œuvrepar fa légèreté, par fa folidité, par le traithardi & la coupe des pierres ; mais au tems de la grande reftauration que fit faire Louis XIV. à ce Palais, on trouva que cet Ef- calier ôtoit à ceux qui entroient , la vûe du magnifique Jardin dont on avoit déja l’idée. On le détruifit, & l’on fit celui que nous voions , fort beau dans fa ma- nière , & qui n’offufque rien.
Les Appartemens du Palais des Thuif. leries furent confidérablement embellis de Peintures , de Sculptures, de Dorures. On y emploia les plus habiles Maîtres de ce tems-là, & il y en avoit beaucoup. Les Rois n’ont qu'à vouloir, ordonner, protéger, encourager & récompenfer,
4 E-s s Ar
ils né manquéront jamais d’habiles gens en tout genre. Mais notre objet aujour- d’hui n’eft pas d’entrer dans cès détails, Ne parlons que d’Archireëlure ; & encore n'en parlons que ttès-fuccinétement, s’il eft poflible,
Difons donc que le Palais qui, du côté du Jardin, n'avoit, avant fes augmenta- tions, qué les trois corps de Bâtimens dont nous venons de parler , formoit un tout enfemble bien proportionné. Ce n’étoit, à proprement parler, qu'un béau Château. On a voulu laugménter ; on y a ajouté deux grands corps de Bâtimens, & deux gros Pavillons latéraux extrème- ent exhauflés : qu’en eft-il arrivé ? Ces nouveaux Bâtimens paroiflent d’une for- . me Coloffale, &écrafent, pour ainfi dire, les anciens qui, dans leur premier état, fe trouvoient ifolés, & ne préfentoient rien que de très-élégant, de très-fin & de très-agréable, L’œil pouvoit embrafler
sUR L'ARCHITECTURE. 7$ le tout enfemble, avec la plus grande fatisfation,
Il eft vrai qu'aujourd'hui la face * de ce Palais, du côté du Jardin , eft beau+ coup plus étendue & qu'elle impofe, mais les Accefloires nuïfent aü principal ,
& s’y r'accordent mal: Phubere de Lorme s’en feroit peut-être mieux acquitté. Pour excufer ces augmentations qui paroiffent monftrueufes, on pourroit dire qu’on y a été engagé par le defir de conférver le plein-pied des Appartemens du premier étage de l’ancien Château , avec celui de la grande Galerie qui eft en retour le long de la Rivière.** Cette longue Gale- rie a été bâtie fous différens Roïs , & elle weft pas d'une Architeéture uniformes mais, malgré fes irrégülarités, elle ne laifle pas de former un tout enfembie d'une magnificence & d’une étendue qui
* Cette façade à 168. toifes de long. “* Cette Galerie a 221, toifes de long.
"6 Essai
ne fe trouvent dans aucun Palais. Elle joint ce qu’on appelloit autrefois , & mal à propos, le Wieux Louvre. C’eft de ce grand objet que je dois préfentement parler.
Nos Rois avoient un ancien Palais dans l'emplacement où eft fitué aujour- d’hui le Louvre. C’étoit un amas confus de Tours & de Bätimens Gothiques, fans ordre & fans fymétrie. François I. le Pere & le Reftaurateur des Sciences & des Beaux Arts en France, avoit attiré d'Italie d'habiles Attiftes en plufieurs genres ; il s’en étoit fervi à embellir l’an- -cien & vafte Château de Fontainebleau ; il conçut le deflein de fe faire dans fa Capitale une habitation digne de lui & d'elle. En 1528. il commença par faire démolir la plus grande partie de l’ancien- ne ; il fit jetter les fondemens fort foli- des d’une partie de la nouvelle ; mais il avança peu.
SUR L'ARCHITECTURE. Ÿ7 Henri II. fon Fils & fon Succefleur ; Prince voluptueux & magnifique , reprit
en 1548. l'Ouvrage commencé ; il l'é- tendit & l’embellit beaucoup ; il y em= ploia Pierre Lefcor, Abbé de Clagny, Architecte François, qui ne fit point re- gretter les Italiens. C’eft-là que je con- duifis mon ami.
Après avoir parcouru plufieurs Rues qui ne donnent pas à ce Palais un abord favorable , nous nous arrêtämes à la pe= tite Place qui eft au bout de la Rue Fro- menteau, & vis-à-vis celle des façades du Louvre, par laquelle on y entre le plus ordinairement. Mon ami la trouva plus folide que magnifique. Je voulois exprès le conduire par dégrés, en commençant par le moins pour aller enfuite au mieux, & finir par le plus parfait.
Nous entrâmes dans la Cour du Lou- yre, par le beau veftibule à Colonnes qui y conduit. Je le fis remarquer à mon ami.
78 Essaï
Ce Veftibule, lui dis-je, a été bäti fous Louis XIII. par Jacques Le Mercier ; on prétend qu'il eft imité de celui que le célébre Michel. Ange Buonarroti * a conf- truit à Rome pour le Palais Farnèfe. Mon ami le trouva bien. Nous tournâmes à droite dans la Cour, & là, je lui fis faire attention à l'élégance de l'Architecture ** qui décore cette portion du Bâtiment. Il admira la fineffe & la belle exécution des ernemens de Sculpture *** dont elle eft fort enrichie. Ceci eft du Régne de Henri IL.
. La portion qui eft d’équerre avec celle- ci, & dont la face extérieure donne fur ia Rivière , a été continuée fur le même deffein par les Rois fuivans, & étroit reftée imparfaite. La partie qui eft à la gauche du Veftibule par où nous étions entrés, tant du côté du dehors que de
# Né à Florence en 1474, mort à Rome en 1564. #* Par l'Abbé de Clagny, #** Par Jean Goujon,
SUR L'ARCHITECTURE. 79 celui de la Cour , a été conftruite fous le Régne de Louis XIII. ainfi que ce Vefti- bule , & continuée en retour d’équerre.
Louis XIV. qui avoit la noble & louable ambition de faire mieux que fes Prédéceffleurs, voulut achever ce fuperbe Edifice fur un deffein encore plus beau & plus grand. Il fit continuer ce qui ref- toit à faire pour rendre la Cour du Louvre plus vafte & exaétement quarrée. Il ap+ pella d'Italie le fameux Cavalier Bernin*, Peintre, Sculpteur & Architeéte du pre- mier ordre. Celui-ci donna plufieurs deffeins différens pour l’achevement du Louvre ; & un François l’'emporta encore cette fois fur l'Italien.
Un célébre Médecin de l’Académie Roiale des Sciences, M. Perraulr **,
* Jean-Laurent Bernin , né à Naples en 1598. mort à Rome en 1680.
** Claude Perrault, né à Paris en 1613. mort en 1688, âgé de 75 ans, a traduit Vitruve ; il a donné les deffeins de la Colonade du Louvre , de l’'Obfervatoire de Paris , de la Chapelle de Sceaux , de l'Arc de Triomphe du Fauxbourg
80 Essaiï
préfenta fes defleins qui, avec raifon ; furent préférés & acceptés par le Roi $ ce Prince, toujours guidé par le goût naturel qu'il avoit du beau, du noble, de l’excellent , fentit toute la fupériorité de ce magnifique projet: En conféquence on commença * par continuer les deux Aîles latérales fur le même Plan des au: tres , & à peu près de la même décora- tion extérieure. Seulement on les ex: hauffa d’un troifième Ordre plus élevé que J’Attique qui régne fur toutes les parties du Louvre conftruites antérieu: rement , & cela pour donner plus d’élé- vation & de nobleffe à ce beau Bâtiment; faut par la fuite à en faire autant partout.
Ces nouvelles parties , comme vous
S, Antoine , dont on a détruit le modèle en 1716. Les fon- demens en avoient été jetés en 1670. & le Bâtiment élevé jufqu'à la hauteur des Pieds-d’eftaux des Colonnes. Tout ce qui étoit au-deflus n’éroit que de plâtre & pour fervir de modéle,
* En 1665. fous le Minifkère de M, Colbert, On ceffa d’f #ravailler en 16704
VOIEZ s
SUR L’'ARCHITÉCTURE. 81 voiez, ne font ni achevées ni couvertes entièrement: |
Mais où M. Perraulr fit voir l’éteridué & l'élévation de fon beau génie , ce fut à la façade extérieure du Louvre Qui re: garde S. Germain l’Auxerrois. En effet ; où peut-on trouver plus de noblefle, plus d'élégance, plus de magnificence, que dans la fuperbe Colonnade * qui décoré cette façade ? Tous les ornemens de Sculpture qui y font répandus avec au> tant de fagefle que de richeffe ; ne font pas tous finis ; mais on peut afément ju- ger par ceux qui le font à peu près ; de ce que feroit devenu le refte ; fi l’on eût mis la dernière main à cet Ouvrage. Quel heureux effort de génie; d’avoir réduit cette grande Décoration à un feul Ordre ! * Que cela lui donne de majefté!
* Elle a 87 toifes & demie de longueur.
Ka Roegia folis erat fublimibus alta Columnis: Ovibx , Metam. L. 4, €, À;
F
82 Essa1x
Quelle idée n’offre-relle pas du Palais qu’elle annonce ; de celui pour qui on l’a bâti ; & de celui qui l’a imaginée ! Malheureufement ces belles entreprifes furen® arrêtées. Une longue guerre, des changemens dans le Miniftère, la mort de M. Colbert , & peut-être plus que tout cela , le goût que Louis XIV. prit pour Verfailles, & les grandes dépenfes qu'il y fit, en furent caufe. Si ce Palais eût été achevé felon les idées de M. Perraulr, quel eft le Souverain qui pourroit fe vanter d’avoir une habitation compara- ble à celle-ci ? Tous les Etrangers, tous les Voiageurs Curieux & Connoiffeurs , conviennent qu'ils n’ont rien vû qui en approche, & que l'Italie qui renferme tant de beaux Edifices, n’a rien qui ne lui foit inférieur. À peine la Grèce & l’ancienne Rome pourroient-elles le lui difputer. Il exifta peut-être des Bâtimens plus remarquables par leur grandeur &
SUR L'ARCHITECTURE. 83 par leur élévation ; mais ce n’eft pas un énorme amas de pierres qui fait le prix d'un Edifice ; c'eft la beauté de fa forme & la juftefle de fes proportions.
Ne quittons pas encore cette Colon: nade , me dit mon ami, à qui elle caufà la plus grande admiration : éloignons- nous pour la mieux voir, & pour jouir agréablement du tout enfemble: Mais quelle fut la mortification que nous ref: fentimes , quand nous apperçûümes tout ce qui s'oppoloit à nos plaifirs ! Nous vimes avec douleur qué ce maghifiqué Edifice étoit offufqué par dé vilaines & chétives Maifons , qui en dérobent à 14 vûe les plus confidérablés parties: Il eft vrai que, fi on l'eût achevé, ces indignes Bâtimens n’auroient pas fubfifté, & qu’on nen verroit pas d’autres placés aujour- d'hui jufques dans le milieu de lä Cour. Rien de plus facile au refte que de les fupprimer, puifque tout le terrain qu’oc-
F ij
84 Es STAI
cupent ces miférables eonftructions ap- partient au Roi. Efpérons d'une longue paix que nous devons à un Monarque fage & modéré, quoique vainqueur ; efpérons de fon goût noble & grand, des bonnes intentions & de la prudente ad- miniftration du bon Citoien * à qui 1l a confié la Direétion générale de fes Bâti- mens ; de la façon de penfer élevée du Miniftre ** qui a aujourd’hui le Dépar- tement de Paris, que le tems viendra où les bons François & les Habitans de cette Capitale , qui fe font toujours diftingués par un zèle ardent pour leurs Souverains, auront le plaifir de voir achever un Pa- lais digne d’être habité par ceux qui fe- ront toujours l’objet de leur refpett & de leur amour. Hélas ! il y a eu un mo- ment *** , qui n’eft pas encore éloigné,
* M. LE NORMAND DE TOURNEHEM.
** M. Le Comte D'ARGENSON.
*** Le Roi avoit donné l’ordre d'achever Île Louvre, D'autres opérations ont fufpendu l'exécution de ce beau projet ; efpérons qu'on le reptendra,
SUR L'ARCHITECTURE 8$ où ils ont cru pouvoir s’en flatter : qu'il revienne , & 1ls feront contens.
Suppofons, premièrement, que l’on achevât le Louvre ; fecondement , que l'on. fit au Palais des Thuilleries les aug- mentations convenables & néceffaires , tant du côté de la Cour des Princes que de celle des Suifles , fans cependant exi- ger qu’on continuât du côté de la Rue S. Honoré une Galerie pareille à celle qui eft du côté de la Rivière. Cette nou- velle Galerie feroit totalement inutile ,
& jetteroit dans des dépenfes trop confi-
dérables. L’efpace contenu entre ces deux Galeries feroit trop vafte : le Louvre & le Palais des Thuilleries fe joignent & fe communiquent par la Galerie qui eft du côté de la Rivière , cela fuffit. Suppofons, troifièmement, que les Rois habitaffent quelquefois Paris , ou y fiflent leur principale réfidence ; en ce cas, qui peut arriver dans la fuite des tems, ne
F ii
86 CAE DE 2 D
feroit-il pas bien convenable qu’on tà- chât aujourd'hui d'achever de planter Les Champs Elifées , anfi qu'on le propofe ? Cet arrangement procureroit à l’habita- tion principale des Rois, un ornement bien digne de ieur magnificence & de la grandeur de la Ville Capitale de leur Roiaume.
Qu'on nedife point: Les Rois n’habite- ront jamais Paris & le Louvre ; que fçait- on ? plufieurs Rois s’y font plû ; la mê- me chofe ne peut-elle pas encore arriver? Henri IV. s'y plaifoit beaucoup. Il s’en falloit bien dans ce tems-là que Paris & le Louvre fuflent aufli magnifiques qu'ils le font aujourd'hui. Perfonne n'ignore cette petite Anecdote. Ce grand Prince fe faifoit un jour un plaifir de faire voir les Appartemens du Louvre qu'il avoit embellis, à un Ambaffadeur d'Efpagne arrivé depuis peu à fa Cour : il le con- duifit partout ; il demanda enfuite à
SUR L'ARCHITECTURE. 87 PAmbaffadeur ce qu'il en penfoit, & fi le Palais de Madrid étoit plus beau ? L’Am- baffadeur en Courtifan loua tout , mais en Efpagnol prévenu pour fon Païs, il ajouta que le Palais du Roi fon. Maître étoit fupérieur. Attendez M. l’Ambaffa- deur , lui dit le Roi, & le menant fur le Balcon qui eftau bout de la Galerie du Louvre , qu’on appelle aujourd’hui Le Galerie d' Apollon * , regardez , lui dit-1}, votre Maître a-t'il au bout de fon Palais une Rivière & une Ville comme celle que vous voiez d'ici? L’Ambañladeur fe tût & refta dans l’admiration. Que fe- roit-ce aujourd’hui, que cette Rivière & cette Ville font fi confidérablement em- bellis par les plus beaux Quais , les plus beaux Ponts & les plus beaux Bâtimens qui y ont été conftruits depuis ce tems-là & qui augmentent tous les jours £
Quand il a été queftion de former une * Embellie par Louis XIV,
FE iv
88 E s.s A:
Piace pour y ériger une Statue Equeftre du Roi, un jeune Architeéte * préfenta un Projet qui attira l'attention des Con- noifleurs ; ce jeune homme plein de gé- nie **, de talent & de goût, étoit déja connu , furtout par un beau Projet pour la réédification de l'Hôpital & de l'Eglife des Quinye-vingrs : Projet qui fut admiré de tout le monde , & qui cependant n'a pas été exécuté.
Le Plan qu'il donna pour la conftruc- tion de cette Place, avoit encore l’avan- tage de concourir avec l'achévement du Louvre. Un côté de la Place qu'il ima- gina pour la Statue Equeftre , auroit été formé par la belle Colonnade de M. Per- reult ; un autre par le Quai fur la Riviè- re ; un troifième vis-à-vis de ce dernier , par un magnifique Hôtel de Ville; enfin le côté en face de la Colonnade auroit
* Le Sieur Laurent Deflouehes , de Paris.
** Ces trois chofes font bien remarquables dans un Ar= tifle, Le Génie invente, le salens exécute , le goét choifit, Vitur + : :
SUR L'ARCHITECTURE. 89 contenu des Hôtels pour le Grand Con- Jeil , pour la Monnoie , pour Les Pofles , pour le Garde-Meuble du Roi, &c. Une Rue fort large fe feroit trouvée vis-à-vis la grande Porte du Louvre, & auroit abouti dans la Rue des Prouvaires. Il eft vrai que pour donner à cette Place l’é- tendue qu’exigeoit la magnificence des Bâtimens qu’elle auroit contenus ; on fe {eroit trouvé dans l’indifpenfable nécef- fité de démolir l’Eglife de S. Germain l’Auxerrois ; mais on l’auroit rebätie , & mieux qu’elle n’eft, dans l'endroit où eft aujourd’hui l'Hôtel des Monnoies , dont les Bâtimens font indignes de la Capitale du Roiïaume. Cette Eglife de S. Germain auroit été conftruite fur les fonds des Economats , ainfi qu’on en a ufé à l’éy gard de la nouvelle Paroiffe de Verfail- les, & par cêét arrangement il n'en eût rien coûté au Roi ni à la Ville.
Pour ce qui regarde la Place même,
99 K'sis ar deftinée à la Statue Equeftre , elle auroit exigé bien moins de dépenfe que beau- coup. d'autres projettées à d’autres en- droits , puifque le côté formé par la Co- lonnade du Louvre eft bâti ; qu’on auroit laiflé le côté du Quai ouvert comme il cft, & qu’il ne feroit refté que deux cô- tés à bâtir. Quels avantages d’ailleurs dans la fituation & les accompagnemens de cette Place ! Ceux qui feroïent venus du Fauxbourg S. Germain dans la partie de la Ville qui eft au nord de la Rivière, en pañfant fur le Pont-Neuf auroient ap- perçû tout d'un coup la fuperbe Façade du Louvre. En traverfant la Place, ou en Ja iongeant du côté du Quai, ils au- roicnt découvert le nouvel ÆHôrel de Ville & les beaux Bâtimens qui auroient achevé de la former. Il n'eft pas aifé d'imaginer un coup d'œil plus fatisfaifant. Tous ceux à qui le jeune Architette fit voir fon Projet , en furent enchantés ;
SUR L'ÂRCHITECTURE. 91 quelques-uns trouvèrent feulement que la dépenfe en feroit encore trop forte ; pour y obvier , il propofa de ne nettoier, devant le Louvre, que l'emplacement contenu entre la Colonnade & le Portail de S. Germain l’Auxerrois , fauf à l’ache- ver, le reftaurer, oue cacher par un autre Portail de meilleur goût , comme on a fait à S. Gervais. Ses projets furent admirés de tout le monde, & on ne les accepta pas ; on projetta plufieurs autres Places dans différens endroits du Faux- bourg S. Germain ; aucun de ces deffeins n’a eu lieu ; & enfin on s’eft déterminé, comme je l'ai obfervé plus haut, à placer la Statue Equeftre du Roi dans l'Efpla- nade des Champs Elifées, en face du Pont-Tournant des Thuïlleries. La forme & la décoration ne font point encore dé- cidées. La fituation en eft avantageufe à
bien des égards ; on peut y faire du beau, pourvû qu'on n'y fafle point top de
92 Es:s A1
Bâtimens , ce qui ôteroit la vûe d’uñ des plus beaux endroits qu'il y ait dans le monde connu: Cependant il faut con- venir que la Place projettée devant Le Louvre auroit eû l’avantage d’être dans la Ville, & au milieu d’un de fes plus beaux quartiers # avantage que l’autre place n'aura pas , puifqu’elle fera au-de- hors,
Nous terminämes là notre courte pro- menade & nos longues converfations. Je n’entrai, comme on a vû , avec mon ami dans aucun détail fur les trois articles que nous traitâmes ; je ne lui préfentai que quelques objets. Je lui indiquai ,
avant que de nous féparer, les Livres dans lefquels on trouve ces détails ; je lui confeillai de les lire quand il en au- roit le loifir ; 11 me le promit & nous nous quittämes. À quelque tems delà nous nous rejoignimes ; mon ami avoit beaucoup lû , beaucoup vüû 3 il avoit
SUR L'ARCHITECTURÉ. 93
réfléchi & comparé ; je ne fus point étonné de le trouver Connoiffeur. Ce me fut une nouvelle preuve de ce que j'ai ofé avancer dans mon Avertiflement, qu'avec quelques difpofitions naturelles, de l’application , de la réflexion, & en comparant, on pouvoit acquérir bien des connoiffances en ces matières.
On le peut, je l'effaie ; un plus Sçavant le faffe. LA FONTAINE, L.2.Fab. #.
FIN,
2: 18 ee VÉ sat" I nMRRNE